Les actualités du 27 janvier 1910
L'inondation du siècle
Jusqu'ici, toutes les prévisions des spécialistes ont été dépassées. Et le service hygrométrique, communiquant hier ses pronostics, prenait la précaution d'ajouter sous réserves. Nous les publierons néanmoins, en souhaitant que la réalité n'aille point au delà:
Paris, 26 janvier, onze heures matin. Crue de la Seine d'ici demain jeudi 27
Cote au pont d'Austerlitz, 8 m. 30;
Cote au pont de la Tournelle, 8 m.10;
Cote au pont Royal, 9 m 10.
Cote à Bezons, 8 m. 10.
Baisse légère de la Haute-Seine a Bray et de l'Yonne à Sens. Montée de la Seine a Montereau et montée rapide de la Marne à Chalifert. A huit heures, ce matin, les cotes étaient les suivantes
Pont d'Austerlitz, 7 m. 51
Pont de la Tournelle, 7 m. 34;
Pont Royal, 8 m. 29.
Ainsi, on nous annonce une augmentation de 80 centimètres sur la hauteur actuelle. La Seine atteindrait 9 m. 10 au Pont-Royal. Rappelons une fois encore qu'en 1802, au même endroit, elle n'atteignit que 8 m. 80. Nous voilà donc obligés, pour chercher un exemple d'une crue aussi formidable, de remonter jusqu'au mois de juillet 1615 trois siècles bientôt. A cette date, le fleuve atteignit 9 m. 82. On voit que la situation est grave. Et nous pouvons bien dire, beaucoup plus grave qu'en 1615. En effet, l'extrême civilisation nous a contraints à forer dans tous les sens le sous-sol de Paris. Tous les égouts sont devenus autant de déversoirs de la Seine. Leur maçonnerie, pour solide qu'elle soit, pourra-t-elle résister à la pression des milliers de mètres cubes d'eau. Sous nos pieds, sous les fondations de nos demeures, d'énormes torrents coulent.
Il suffit qu'un morceau de ciment cède pour qu'un trottoir se soulève, pour qu'une gerbe d'eau inonde la rue. L'explosion des égouts, voilà, à l'heure actuelle, le plus grave danger. Or, il est imminent. Sur plusieurs points, hier, les égouts se sont rompus.
Les chemins de fer franchissent difficilement la ceinture de la banlieue. Plus de quatre mille abonnés sont privés du téléphone. Le service des postes est compromis. De la banlieue arrivent a toute heure des sinistrés, que l'on s'occupe à abriter dans les couvents désaffectes. Il n'y a pas encore de catastrophe. On ne ne sait ce que nous réserve demain. Car, demain, il est peu probable que la situation s'améliore. Les météorologistes sont d'accord pour l'affirmer. Une nouvelle baisse barométrique s'est produite. Le vent tourne à l'est et au sud-est. Il neigera. Déjà, hier, durant toute la matinée, à Paris, il a neigé.
D'autre part, on se demande si la grande marée qui va se produire cette nuit, entravant le débit du fleuve, ne viendra pas aggraver la situation.De la province on signale un cyclone sévissant sur la région de Tours. A Melun, la crue subit une légère diminution par contre une nouvelle crue de l'Indre, moins intense que la première, vient de se produire.
Postes, télégraphes, téléphones
Le ministère des travaux publics annonce que les communications télégraphiques intérieures et internationales continuent d'être assurées à l'heure actuelle dans d'assez bonnes conditions, à l'exception de celles de la banlieue de Paris, qui sont en grand nombre interrompues. Par contre, le service des téléphones est très atteint, si l'on en juge par la note suivante, que communique l'administration
Situation du réseau téléphonique à Paris à 6 heures 1/2 du soir, le 26 janvier 1910. A Gutenberg, 1,517 abonnés sont interrompus à Chaudron, 32 à Roquette, 948, à Port-Royal, 730 à Passy, 250 à Saxe, 1,300 à Wagram, 230. Total des lignes interrompues 6,007.
Enfin, le service des postes subit et subira encore de grands retards.Les trains-poste sont arrivés jusqu'à ce jour assez régulièrement, mais avec d'assez grands retards. C'est ainsi que, depuis le 24 janvier, les courriers des lignes d'Orléans et de Lyon sont à peu près tous rejetés d'une distribution sur une autre. les communications postales avec les communes inondées de la banlieue parisienne sont presque totalement supprimées. Dans le but de ne pas retarder les distributions dans les quartiers non inondés et d'assurer la livraison de correspondances dans les quartiers impraticables aux piétons, M. Berres, receveur principal de la Seine, a désigné un certain nombre de facteurs pour desservir les rues inondées.
Les chemins de fer
Depuis hier le service des trains a complètement cessé sur la ligne d'Orléans. L'eau qui avait, en envahissant la gare d'Orsay, contraint la direction reporter les départs et les arrivées à la gare d'Austerlitz, a inondé cette dernière. Le dernier train est entré hier; matin à neuf heures, très péniblement, après avoir lutté contre une nappe d'eau de près de 80 centimètres de hauteur. Seules les machines américaines, montées sur hauts châssis, peuvent circuler, très lentement, pour aller chercher des rails avec lesquels on se propose de charger le pont Saint-Michel, dont le tablier commence à se soulever sous la pression du flot.
L'aspect de la gare est à l'intérieur désolant et impressionnant. Du souterrain l'eau monte, monte sans cesse, se répand entre les voies par petits filets qui semblent anodins, culbute doucement. les cailloux, les sables: dix minutes, un quart d'heure et l'inondation a gagné des mètres et des mètres de terrain. Le matin, à dix heures, l'eau affleurait l'entrée du souterrain à cinq heures elle avait gagné tout le hall, transformé en une piscine tout à la fois silencieuse et étrangement sonore; bizarre avec ses sémaphores dressant leur squelette métallique et regardant d'un œil vert, rouge ou blanc la catastrophe qui montait, car on ne. les avait pas éteints.
L'eau a atteint l'extrémité du hall, va au-devant d'un autre flot, qui lentement, mais irrésistiblement, s'avance vers elle.Par la voie venant de la rue de Tolbiac, le fléau s'avance, en effet: il n'était,. hier, à cinq heures, qu'à trois cents, mètres de la gare, qui a dû dans la nuit, être totalement envahie par les eaux. La voie est complètement perdue, paraît-il, du côté de Choisy-le-Roi. Sapé, miné par les eaux le talus s'est effrité,s'est affaissé. La gare du Chevaleret s'écroule; ses carreaux sautent; partout ce ne sont que dégâts.
L'arrêt des trains sur l'Orléans a consterné d'innombrables familles émues à la nouvelle d'être ainsi séparées de leurs parents et de la banlieue et des départements peu éloignés. La Compagnie d'Orléans a d'ailleurs pris aussitôt des mesures pour maintenir les communications; elle s'est entendue avec la Compagnie du P. L. M., qui a multiplié ses services de trains jusqu'à Juvisy, où l'Orléans a hier improvisé une tête de ligne. Des avis, à la gare d'Austerlitz, ont d'ailleurs averti les voyageurs déconcertés des dispositions prises pour atténuer dans la mesure du possible les effets désastreux de l'inondation.
Les approvisionnements
Comment Paris mangera-t-il, et que mangera-t-il (et à quel prix ?) si la situation présente persiste ou s'aggrave ? Il est impossible de le pronostiquer; mais ce qu'on doit constater, c'est que la catastrophe n'a pas eu jusqu'ici, en ce qui concerne l'alimentation de Paris, les désastreuses conséquences qu'on eût pu redouter. Notons quelques prix; La viande. Aux Halles centrales les prix des premiers morceaux n'ont augmenté que d'une façon peu appréciable. Cela tient à ce qu'un grand nombre d'étrangers ont quitté Paris. La demnande n'a donc été presque nulle part, supérieure à l'offre; d'autant que le dernier marché de la Villette était assez chargé, et que beaucoup de bœufs restés en beuverie depuis le marché de jeudi dernier demeuraient à la disposition de la boucherie.
Par contre, qu'il s'agisse de bœuf, de veau ou de mouton, les morceaux les moins chers, ce que les bouchers appellent la basse ont subi un renchérissement assez sensible, qui provient de ce que la clientèle de modeste condition, par qui sont consommés ces bas morceaux s'est accrue, depuis quelques jours, de toute la foule des petits ménages de banlieue que l'inondation a fait refluer sur Paris. C'est ainsi qu'aux Halles les bas morceaux de bœuf avaient augmenté hier de dix centimes par kilo que la poitrine de veau coûtait 90 centimes la livre au lieu de 80 centimes que le prix du ragoût de mouton avait passé de 60 à 80 centimes la livre
Le bruit a couru que le prix du pain allait 'augmenter, et puis que le pain manquerait tout à fait dans quelques jours. Or, les patrons boulangers se sont réunis mardi au siège de leur syndicat, quai d'Anjou, et ont examiné la situation, qui ne leur a pas semblé très grave. Certaines boulangeries sont inondées. Le pain qu'elles fournissaient sera fabriqué dans les fournils épargnés par l'eau.Aussi bien, alors même que toutes les boulangeries situées sur les points bas de la capitale seraient inondées, il en resterait encore assez pour fabriquer tout le pain nécessaire aux Parisiens. Les farines subiront peut-être une légère augmentation, En effet, plusieurs moulins importants ont été inondés. Mais les approvisionnements manquent pas. Et puis il y a encore beaucoup de minoteries qui tournent, Dieu merci, et fournissent beaucoup de farine.Il y aura surtout à redouter le manque de bois pour les fours. L'inondation a emporté tous les stocks.accumulés sur les quais. La Chambre syndicale va attirer l'attention des pouvoirs publics sur la nécessité de faciliter l'arrivée du bois par la voie ferrée.
Les égouts
Vers deux heures, hier, l'égout qui passe rue Saint-Honoré, à l'angle de la rue Saint-Florentin, a crevé. La chaussée s'est effondrée. Immédiatement, la circulation a été interrompue dans la rue Saint-Florentin et dans la rue Richepanse. Les maisons qui sont situées 312, rue Saint-Honoré, et 5, rue Richepanse, sont très menacées. D'autres immeubles sont mis en surveillance. L'écroulement de l'égout a entraîné la rupture d'une conduite d'eau et d'une galerie.que l'on construisait pour le service de l'électricité. Le colonel des sapeurs-pompiers a décidé aussitôt de faire évacuer les maisons situées au carrefour des trois rues Saint-Honoré, Florentin et Richepanse.
Vers onze heures, rue de Provence, près du faubourg Montmartre, l'égout collecteur a crevé dans une excavation de travaux. Quelques instants après, le grand collecteur de Clichy s'est rompu près de la porte de Clichy. Là aussi il a fallu interrompre la circulation. D'autre part, le grand égout collecteur qui passe au Champ de Mars sous le nouveau poste du télégraphe sans fil a éclaté ce matin à onze heures sous la salle de transmission; le sol s'est effondré, tout le personnel a pu se sauver. L'eau a noyé tous les appareils et toutes les machines les pompes à vapeur sont impuissantes.On craint que toutes les constructions du poste ne s'écroulent. Et voilà les graves indices qui annoncent la possibilité d'une catastrophe.
Le Figaro – 27 janvier 1910