Les actualités du 26 octobre 1910
Des pluies cataclysmiques dévastent le Golfe de Naples
Rome, 25 octobre. A peine le midi de l'Italie achevait de se débarrasser de l'épidémie cholérique qu'un nouveau malheur tombe sur la région napolitaine sous forme de cyclones, de trombes, d'ouragans, de raz-de-marée qui entraînent des incendies, des écroulements d'édifices et de maisons, des morts d'hommes. L'écho de cette nouvelle catastrophe est arrivé hier à Rome dans l'après-midi et la capitale a repris la physionomie d'agitation et de consternation qui naguère l'endeuilla à l'occasion des tremblements de terre de Calabre et de Sicile.
Jusqu'à une heure tardive de la nuit, les nouvelles sinistres jusqu'au fantastique se succédaient : l'impossibilité de communications immédiates avec les localités éprouvées donnait carrière a toutes les suppositions et à toutes las craintes. On racontait que la moitié d'Ischia avait sombré dans les eaux, chose matériellement impossible, car, on le sait, Ischia est presque entièrement constituée par une haute et large montagne. On parlait tantôt de mille victimes, tantôt de l'ensevelissement de villes entières.
Ce qui rendait toutes les légendes possibles, c'était que Naples aussi était privée de nouvelles comme Rome, se trouvait au milieu même des pays éprouvés et a subi une part importante de l'épreuve. L'impression ressentie hier dans cette ville dépassa même le sentiment de terreur inspiré par les éruptions du Vésuve, car lors d'une éruption le danger est précis, visible, fixé dans une région connue, tandis qu'hier il semblait que la nature entière fût bouleversée presque par-delà les horizons. Des montagnes d'eau s'élevaient sur le golfe, des masses liquides s'abattaient sur les quartiers qui longent la mer. Des tourbillons de nuées sombres, subitement illuminées par des éclairs, enveloppaient les iles du golfe enchanté et les quelques barques et voiliers qui rentraient épouvantés, ayant avec peine échappé au naufrage, semaient l'affolement parmi la population.
Pendant plusieurs heures on a cru que Amalfi, Capri, Procida, Pouzzoles, Baia, le cap Misene, Ischia surtout étaient complètement dévastés. Dans la journée seulement on put être rassuré sur Capri, Sorrento et le golfe de Pouzzoles, mais aucune nouvelle précise ne venait d'Ischia : or cette île admirable est pendant l'automne un lieu de villégiature et de cure très fréquenté par les Napolitains, notamment Casamicciola, favorable aux rhumatismes; Renan jadis alla y chercher remède à ses douleurs. Il y écrivit Caliban, le pendant de la Tempête shakespearienne. Casamicciola était même plus fréquentée cette année par suite des menaces du choléra qui avaient fait éviter Naples. On se rappelait hier qu'il y a quelque vingt ans tout Ischia et Casamicciola avaient été ravagées par une convulsion naturelle.
Donc toute la journée l'émotion régna a Naples et se répercuta a Rome. Deux conseils des ministres successivement tenus et le départ de deux ministres, ceux des travaux publics et de la marine, pour les localités éprouvées, ont encore augmenté l'émotion publique. Les navires de guerre Urania et Colonna partent cette nuit avec d'autres navires pour Casamicciola avec des vivres, des tentes, des soldats et des médecins de la Croix-Rouge. De Naples un navire de guerre s'est rendu dans la journée a Ischia avec des provisions et des secours.
Voici, d'après les meilleurs renseignements, sans exagération comme sans atténuation, l'étendue, réelle du désastre :
Pour Naples le quartier le plus éprouvé a été celui dit des Fontanelles, envahi par une sorte de raz-de-marée. Une usine s'est écroulée. Il y a quelques blessés et les dégâts matériels seraient considérables. L'un des centres du cyclone tout à fait exceptionnel qui s'est abattu sur la baie, est l'ile d'Ischia, déjà dévastée jadis, en 1883. Un interminable torrent de boue et des avalanches de pierres se précipitant des flancs du volcan éteint, qui forme l'ossature de l'île, ont contraint les habitants de fuir et d'abandonner leurs maisons. Les ruines sont nombreuses et les dégâts importants. La ville de Casamicciola a été presque complètement détruite par l'ouragan et les trombes d'eau. On craignait qu'il n'y eût une grande quantité de victimes; jusqu'ici on n'en a retrouvé que cinq.
La ville de Casamicciola avait été déjà détruite dans le tremblement de terre de 1883, où périrent des milliers de personnes. Elle est adossée au volcan éteint et menacée continuellement par des torrents traversant la ville. Après la catastrophe de 1883, la ville fut reconstruite, mais ses chalets légers n'ont offert qu'une faible résistance au cyclone de la nuit dernière. Les quartiers de Reta, de San Soverino et Humbert sont détruits. La plage des bains de Casamicciola est détruite et envahie par de grosses pierres. Douze personnes, qui ne purent pas s'enfuir de l'établissement thermal, ont été emportées en raison de la violence de l'eau et se sont noyées. Sur certains points, le courant de boue aurait atteint huit mètres. La population, qui n'avait pas eu le temps de fuir, était montée sur les toile des maisons pour se sauver. Sinon le nombre des victimes eût été plus considérable.
A Torre-del-Greco, on signale aussi beaucoup de ruines : une grande maison de trois étages s'est écroulée à deux heures du matin; quarante-deux personnes se sont sauvées avec des cordes et des draps. Sept victimes sont restées sous les décombres. Le gazomètre est détruit. La rue du 20-Septembre ne présente plus qu'un amas de décombres; la ligne ferrée et les tramways sont interrompus. Des centaines de familles sont sans abri. A Amalfi la trombe a causé de graves dommages sur les places et dans les vues . Un certain nombre de maisons sont inondées. Quelques-unes se sont écroulées. Il y a des victimes. Divers cours d'eau ont débordé, inondant les campagnes. Amalfi était complètement isolé toute la journée, comme Catara, à cause des masses fangeuses qui encombrent la route; mais ce matin on a pu y arriver par mer.
En somme c'est la province de Salerne qui semble avoir été le plus éprouvée. La pluie diluvienne a causé entre Catara et Amalfi une inondation couvrant de vastes régions. Notamment Catara est complètement isolée au milieu des marais fangeux ou il est extrêmement difficile de pénétrer, car on entre dans la boue jusqu'à la ceinture dès les premiers pas. La cavalerie même ne peut pas rendre grands services, car les chevaux pataugent et refusent d'avancer. Jusqu'à maintenant on a pu extraire douze cadavres et plusieurs blessés qui ont été transportés à Salerne. Les dépêches particulières des journaux parlent ce matin d'un total de deux cents morts; étant donné la difficulté des communication et le nombre des habitants qui est d'environ 4000, il est toujours à craindre qu'on n'ait à constater quelques autres victimes de la catastrophe
Le Temps – 26 octobre 1910
EN BREF
M. Romain Rolland blessé – M. Romain Rolland, l'historien de Beethoven, et le maître romancier de Jean-Christophe, a été victime, hier, d'un accident. Il traversait l'avenue des Champs-Elysées, vers onze heures et demie du matin. Une automobile le renversa. Il eut une clavicule brisée, et reçut de multiples contusions. On l'a conduit, sur sa demande, au domicile de ses parents, 29, avenue de l'Observatoire. Son état n'inspire pas d'inquiétude. Le Matin – 26 octobre 1910
Le Festival S. Bach à Heidelberg - Heidelberg, 25 octobre - Le vieil Heidelberg s'est réveillé de son calme habituel. Depuis trois jours la ville est toute vibrante des grandes sonorités du plus noble et du plus profond des maîtres, du père de la musique moderne Sébastien Bach. Ce festival est donné pour le 25e anniversaire de la Bachverein, Société fondée par le professeur Wolfrum, qui est l'âme même de la musique ici. Wolfrum est un très grand artiste, chef d'orchestre remarquable, organiste et pianiste de grande réputation et, ce qui est encore plus rare, musicien éclectique, disciple fervent de Bach, mais aimant toute la musique. Il professe surtout une grande admiration pour Vincent d'Indy et la musique française. L'interprétation des œuvres du maître immortel a été au-dessus de tout éloge. Je n'oublierai jamais le Concerto de violon joué par Karl Flesch, de Berlin, où l'accompagnement orchestral, sous la direction de Mottl, semblait imiter le frémissement de feuilles, en sourdine, dans une forêt de légende. Quel admirable spectacle pour ceux qui aiment la musique, de contempler ce public écoutant ces chefs-d'œuvre si sérieux a onze heures du matin !Le grand-duc de Bade assistait à chaque concert, et le prince de Saxe-Weimar, qui a pris une part très active à l'organisation du festival, a reçu tous les artistes chez lui avec une grâce parfaite. Le Figaro – 26 octobre 1910